CHAPITRE VII
L’embryogenèse est l’exact reflet de l’ontogenèse. L’homme décrit, entre sa conception et sa naissance, toute l’histoire de la vie. Il est à la fois aboutissement ultime de l’évolution des êtres et témoin de chacune de ses étapes ; à la fois conclusion et résumé du livre…
Mais la vie n’est pas seulement une simple progression linéaire ; c’est un cycle. Elle est née et s’est développée dans l’océan, ce grand calme protecteur et nourricier, ce sein maternel. Elle s’est arrachée aux flots, s’est péniblement hissée dans un milieu hostile ; elle a connu alors, véritablement, les douleurs d’une naissance. Puis elle a évolué, et par les épreuves, acquis conscience et sagesse. Enfin, une part d’elle-même est revenue à l’infinie quiétude de la mer.
De la même façon, l’homme est conçu à l’abri d’un environnement liquide, souffre au moment de la naissance où il est enlevé à ce milieu si favorable, si doux, et forge sa véritable nature humaine au feu des difficultés de l’existence.
Je crois que l’analogie subsiste jusqu’au bout. Je crois qu’à la fin, la part la plus évoluée, la plus achevée de chaque homme, retrouve la suprême sérénité du fœtus. Et je crois également qu’après cela, le cycle recommence…
Chroniques d’un monde qui stagne, Marok Ravon
Stanley dut marcher longtemps avant d’atteindre les cavernes de béton de la cité enfouie. Il connaissait le chemin à suivre aussi précisément que s’il l’avait parcouru des dizaines de fois, comme si le voyage qu’il avait effectué en pensée avait marqué sa mémoire d’une empreinte bien plus profonde qu’un déplacement physique.
Pendant tout le trajet, ses sentiments furent partagés entre la merveilleuse sérénité procurée par la révélation d’Ugoro, et une sorte de vague répulsion à l’idée de se retrouver au milieu des êtres pâles et gibbeux du peuple oublié, ces êtres qu’il n’arrivait pas à considérer vraiment comme humains.
Il y eut d’abord quelques présences furtives, qui glissaient comme des ombres au détour des galeries ; puis, lorsqu’il atteignit les premières salles de la ville souterraine, des groupes denses de silhouettes voûtées fuirent à son approche. L’obscurité était absolue, le silence presque total, et Stanley découvrait cet étrange monde perdu essentiellement à travers les perceptions extra-sensorielles de Tekeri, le cinquième cercle. Le Sven avait relevé la vitre de son heaume et coupé le système de régulation thermique de son armure. La cité enfouie bénéficiait d’une douce chaleur, issue de la décomposition des tonnes de matière organique des égouts qui la cerclaient de toute part. Mais l’air était raréfié, empesté par les relents de pourriture que Morg-Tarok, l’univers de fange, exhalait en permanence. Le manga songea que les quelques galeries qui remontaient vers la surface ne pouvaient apporter suffisamment d’oxygène pour permettre à une faune aussi dense, même si elle s’était adaptée à son milieu, de subsister ainsi. Cependant, l’énorme masse végétale de la jungle de Morg-Tarok, qui puisait son énergie non dans la lumière d’une étoile mais dans les réactions de décomposition des ordures, produisait l’oxygène nécessaire à la survie des mutants du pays de la nuit éternelle.
Tandis que Stanley avançait dans les salles de la ville ensevelie, les humanoïdes aux yeux de lémuriens devenaient moins craintifs. Ils ne fuyaient plus, reculant simplement contre les parois de leurs cavernes pour lui laisser le passage. Puis certains s’enhardirent à le suivre, et finalement, il se retrouva accompagné d’une escorte composée d’une vingtaine de mâles. Ils étaient petits, lui arrivant à peine à l’épaule mais fortement constitués, avec des poitrails larges et profonds, des bras épais, des cous puissants. Ils avaient des jambes brèves, des mains gigantesques. Ils étaient nus, et Stanley constata que leur peau très blanche avait un aspect squameux. C’était surtout leur visage qui lui inspirait une sorte de dégoût, tant il était différent de tous les faciès humains. Même les Moog-Saïs, avec leurs mutilations et leurs prothèses, l’avaient toujours laissé indifférent. Mais ces figures au nez plat creusé de larges narines, aux lèvres épaisses et grises, avec ces énormes yeux ronds qui ne cillaient jamais, n’évoquaient ni la sauvagerie, ni la férocité, ni la folie, tous ces traits de caractère que Stanley connaissait trop bien pour les craindre. Ils suggéraient plutôt une régression, une semi-animalité, un exemple effrayant de ce que pouvait devenir l’homme dans certaines conditions. Le Sven pensa qu’il était peut-être maintenant plus sensible, plus émotif, et qu’en perdant sa froideur il avait acquis une certaine forme de vulnérabilité.
Mon indifférence était inhumaine parce que l’indifférence est primitive. J’ai progressé, mais pas suffisamment pour atteindre la paix intérieure, le calme et la sérénité face à toute chose qui sont la marque de l’ultime évolution humaine. Je ne veux plus de l’indifférence mais je désire la paix. L’indifférence règne sur l’esprit sans amour, la paix vient pour celui qui aime sans exception. Je désire la paix…
Stanley arriva dans une vaste salle très peuplée. Des femmes avec leurs jeunes enfants se tenaient sur des sortes de nids de végétaux séchés aménagés le long des murs. Des carcasses de rats géants dépecés et vidés pendaient au plafond. Quelques hommes martelaient des morceaux de métal, vraisemblablement récupérés dans les décombres de la cité enfouie, pour en faire des armes et des outils. Le Sven remarqua des espèces de harpons alignés contre une paroi de béton. Une femme broyait des racines filamenteuses blanchâtres dans un mortier de pierre. Mais nulle part l’intrus ne vit de feu…
Ce peuple rescapé des premiers âges de l’humanité pouvait avoir oublié le secret des flammes qui cuisent la nourriture, réchauffent les membres et éloignent les animaux féroces. Pourtant, il était plus probable que l’usage du feu lui fût interdit par le confinement dans des souterrains presque dépourvus d’ouvertures vers l’air libre. Il ignorait le froid et avait dû s’habituer depuis longtemps à manger cru. Quant aux rats géants, les carcasses suspendues dans la salle prouvaient que les troglodytes étaient capables de les vaincre.
Mais Stanley ne put s’empêcher de penser que dans les ténèbres de Morg-Tarok se livraient de terribles combats entre hommes-lémuriens et grands prédateurs, des combats acharnés pour la domination de la jungle blanche, harpons de métal contre incisives-crocs, intelligence contre ruse instinctive, désir de survivre contre désir de survivre. Chaque espèce devait payer son tribut à l’autre, et si le peuple de la cité enfouie se repaissait de la chair des rats, les monstres amphibies emportaient sans doute dans leurs tanières obscures, chaque fois qu’ils le pouvaient, un enfant, un vieillard ou un chasseur blessé. Le feu aurait épargné à ces hommes la terreur de leurs ennemis rampants. Mais il était impensable dans un monde clos où il eût asphyxié toute la horde. Et les flammes faisaient naître un autre phénomène qui, bien plus que la fumée, devait sembler effroyable aux habitants de la ville ensevelie, ces êtres de l’ombre, ces créatures de la nuit ; elles faisaient naître la lumière…
Les hommes qui escortaient Stanley se livraient à un étrange manège. Chacun leur tour, ils se rapprochaient furtivement de lui, tendaient une main vers sa poitrine en détournant la tête puis reculaient d’un bond. Les six anneaux argentés qui ornaient la cuirasse du Sven étaient l’unique lueur du monde souterrain. Comment apparaissait-il à tous ces yeux, hypertrophiés après des millénaires de survie dans les ténèbres, ces yeux qui devaient avoir acquis la capacité de percevoir l’infrarouge ? Comment le voyaient-ils, lui, Stanley ? Nimbé d’un éclat argenté, plus éblouissant qu’un soleil ? Comme un être de lumière, comme un dieu ? Ils avaient eu peur d’abord, puis cette peur avait fait place à une curiosité et une ferveur mystique. Le Sven sourit en songeant que, pour eux, il était une créature divine venue d’un autre univers.
Mais dans l’âme de chaque peuple, il n’y a de place que pour un seul dieu. Et ils ont déjà leur dieu…
Au fur et à mesure que Stanley découvrait l’existence de ces rescapés du début des temps, qu’il assistait à leurs gestes quotidiens, qu’il imaginait leurs souffrances, leurs peurs et leur volonté de survivre malgré tout, il ne les considérait plus comme des moitié-animaux mais totalement comme des humains. Ils étaient condamnés à errer dans la nuit, sans savoir d’où ils venaient, sans savoir ce qu’il y avait au-delà des limites de leur monde, mais ils se débattaient, cherchaient et espéraient la lumière ; comme tous les hommes…
Alors Stanley entendit leur chant. Il n’avait pas la profondeur, l’énergie et la chaleur de ceux des Kreels. C’était une mélopée douce, légère, mélancolique.
Les femmes avaient commencé à chanter les premières, puis les chasseurs qui accompagnaient le Sven reprirent l’air lancinant. Depuis qu’il était entré dans la ville ensevelie, le visiteur n’avait pas encore entendu les voix de ses habitants. Elles étaient aiguës, très musicales, un peu plaintives, presque des chuchotements ; elles faisaient comme le frémissement d’un feuillage agité par la brise. Le manga sentit pénétrer dans son cœur un amour infini pour ces êtres aux grands yeux. Enfin il arriva dans la dernière caverne, celle où trônait Yuri, le dieu vivant…
Il était assis sur un nid de plantes séchées, au sommet d’un autel de blocs cyclopéens. Son corps avait achevé sa croissance. Il était plus grand que le plus grand des géants balroogs, et son torse avait deux fois la largeur et l’épaisseur de celui d’un Oglouk particulièrement robuste. Ses muscles étaient gonflés et saillants. Stanley songea qu’il était bâti comme Xor-mâchoire-de-fer au temps où celui-ci commandait la première tribu du monde froid ; mais le Moog-Saï aurait semblé un nain à côté de Yuri. Il était entièrement nu. Son visage était caché derrière la broussaille de ses longs cheveux et de sa barbe hirsute et clairsemée ; seuls paraissaient les deux braises rouges de ses yeux et la lumière argentée de sa boucle d’oreille. Stanley s’avança devant lui, au pied de l’autel de pierres. Les deux hommes s’observèrent et le chant s’arrêta.
Le colosse parla le premier. Sa voix était éraillée, grinçante, un peu chevrotante ; une voix de vieillard :
— Regarde ! Regarde-les tous ! Regarde-les, puisque tu peux voir dans la nuit, comme eux, comme moi. Regarde-les, ce sont mes fidèles… Les fidèles de Yuri le prêcheur… Le prêcheur fou ! Ils m’appelaient ainsi, les autres, là-haut… Mais ici, je suis le prophète ! Le prophète, comprends-tu ? Personne ne se moque de moi, personne ne me jette de pierres en criant…
« Mille vies… J’ai vécu mille vies à mendier et à parler de la vérité… Et on me nommait corbeau, vieille chouette, serpent, chat noir, mauvais augure ! On me chassait, avec des cailloux et avec des chiens… Ceux qui avaient pitié et me donnaient à manger me regardaient en hochant la tête, et je lisais dans leurs pensées qu’ils me croyaient fou… Parce que je leur annonçais la fin du monde… J’aurais pu les obliger à m’écouter ! Je sais faire naître la peur dans les esprits ; la peur, la peur ! Lorsque j’avais trop faim, je les forçais à m’apporter de la nourriture ; lorsqu’ils voulaient me lyncher, je les dispersais aussi aisément qu’un faucon une volée de moineaux. Mais jamais je ne les ai contraints à me croire ; jamais… Je leur disais de fuir vers de nouvelles étoiles, de laisser leur monde mauvais parce qu’il allait se détruire de lui-même… Je leur parlais de l’Apocalypse ! Ils ne m’ont pas écouté, et l’univers est toujours là… »
Yuri baissa la tête et appuya ses mains sur ses tempes, si fortement que les muscles de ses avant-bras prirent l’aspect de grosses cordes tendues. Il resta ainsi prostré quelques minutes, puis se redressa et se leva avec une vivacité surprenante pour un homme aussi lourd. Il se mit à hurler :
— Mais eux me croient ! Ils comprennent que Yuri a raison et que la fin des temps est là ! Je suis leur prophète et ils se préparent à l’Apocalypse !
Les gens de la cité ensevelie, qui s’étaient massés en foule dans la grande salle, s’écartèrent de l’estrade de rocs, terrifiés. Le géant se rassit et reprit, d’une voix plus douce :
— J’ai appris leur langage en écoutant leurs pensées, en voyageant dans leur esprit. Et je les ai convaincus… Ils me vénèrent. Nous attendons la fin, ensemble. Et toi… Es-tu aussi un prêcheur qui vient parmi les seuls hommes sages de l’univers ?
— Je m’appelle Stanley Petersen. Certains m’ont nommé Sharkey, d’autres Oniga Charaki. Je suis venu chercher ton anneau, le septième cercle de lumière…
Longtemps, Yuri resta inerte et silencieux. Depuis que le Sven était arrivé, il n’avait vu en lui que ce qu’il voulait bien voir : un nouveau membre du peuple élu, un autre fidèle pour écouter ses sermons. Il lui avait parlé en orusien parce que Stanley n’était pas de la race des hommes du monde souterrain, mais c’était tout ce qu’il avait remarqué. Pendant des millénaires, un songe unique avait hanté son esprit, une vision de l’avenir qu’il avait eue lorsqu’il s’était libéré de la matière et du temps, le cauchemar de l’Apocalypse. Mais maintenant, d’autres souvenirs envahissaient ses pensées, des souvenirs d’une époque où il était un prophète différent, Naa-Gundi ; et il vit les cercles d’argent sur la poitrine de son interlocuteur. Le nom kreel de Stanley, Oniga Charaki, résonnait dans son crâne, balayant les strates mortes des siècles oubliés, fouillant sa mémoire, exhumant des visions à l’ancienneté prodigieuse, jusqu’au temps où son corps n’était pas celui d’un homme mais celui, lisse et fuselé, d’un être marin. Yuri se leva à nouveau, et sa voix emplit la grande salle souterraine d’échos grinçants et suraigus :
— Je sais qui tu es ! Tu es la mort blanche ! Il y a un million d’années, tu traquais déjà mes ancêtres dans l’océan… Tu es venu me tuer, et la fin du monde s’avance derrière toi !
— Je ne veux pas te tuer, Yuri ! Je ne veux pas te tuer ! Qui étaient tes ancêtres ? Qui étiez-vous, Yuri, pour vivre dans l’océan ? Réponds-moi !
Stanley tenta d’établir une communication télépathique avec le Naa-Gundi au corps de géant, mais la peur et la colère embrumaient l’esprit de Yuri. Le Sven perçut quelques images fugitives, des créatures aquatiques à l’éclat gris-vert, effilées, avec un long rostre et des yeux rouges. Elles ressemblaient beaucoup aux sepuki fissanguis que Stanley avait vus une fois avec le vieil Alifu Orombo.
Yuri venait de saisir une des pierres de l’autel, un bloc monumental qui devait peser plusieurs quintaux. Il la souleva au-dessus de sa tête, à bout de bras. Il criait de façon hystérique, et ses phrases étaient entrecoupées de bruits métalliques qui rappelèrent au Sven le langage des poissons parleurs de Faya Ossonki.
— Tu es là encore une fois ! Tu hantais les océans au commencement de la vie, et nous avons quitté l’océan. Lorsque nous sommes retournés dans la mer, tu n’avais pas changé et la mort rôdait toujours avec toi. Nous avons abandonné les flots à nouveau, et quand à nouveau nous y sommes revenus, riches d’expérience et de sagesse, nous avons dû encore te payer un tribut de chair. Et maintenant, à l’autre bout de l’univers, sous une autre forme, tu nous as retrouvés, nous les derniers esprits rescapés d’une race éteinte ; tu nous as retrouvés, pour nous tuer, puisque tu ne sais que tuer !
— Non, Yuri ! Je ne veux pas te tuer ! Je ne veux pas…
Le colosse projeta avec force le quartier de roche en direction de Stanley. A cet instant, le manga capta dans le cerveau dément de Yuri l’image d’un grand squale livide. Ce squale avait des yeux au regard froid, des yeux d’une couleur indéfinissable, changeante, tantôt bleue, tantôt verte, tantôt grise : comme du cristal Baurogorth ; comme ses yeux à lui…
Il bondit de côté pour éviter la pierre, qui alla heurter un des piliers de béton de la salle et le pulvérisa. Des failles s’ouvrirent dans le plafond. Les habitants de la cité enfouie, apeurés, couraient de touts côtés.
Yuri était en proie à une effroyable crise de démence. Son âme, née de la fusion de centaines d’esprits malades et torturée depuis des millénaires par des visions de fin du monde, ne pouvait supporter l’angoisse de la mort blanche, la peur ancestrale du requin, cette terreur ancrée dans la mémoire collective de son espèce originelle. Il lançait partout d’énormes blocs de pierre et de béton, comme de vulgaires cailloux, en émettant des cris suraigus semblables aux grincements d’une poulie rouillée. Les gigantesques projectiles écrasèrent plusieurs hommes et femmes du peuple troglodyte, brisèrent des piliers, défoncèrent des cloisons. Stanley, grâce à ses capacités de perception supranormales et ses réflexes foudroyants, évitait aisément les lourds quartiers de roche.
Il aurait pu se jeter sur le colosse et l’abattre d’un seul coup d’épée. Pourtant, malgré le carnage commis par Yuri, le Sven se sentait incapable de le tuer. D’énormes lézardes fendaient maintenant les murs de la salle, le plafond commençait à s’effondrer par endroits ; les hommes-lémuriens se bousculaient pour sortir, mais n’arrivaient pas à s’enfuir par les passages trop étroits qu’obstruaient des corps piétinés. Dans quelques instants, tout s’écroulerait sous les attaques du géant. Stanley savait qu’il allait être écrasé par des tonnes de gravats, et avec lui le peuple oublié de la cité souterraine. Mais il ne pouvait plus désormais faire ce qu’il avait pendant des années réussi à la perfection : tuer pour survivre… En cet instant, prendre une vie était un prix trop élevé à payer, même pour se sauver ; même pour continuer sur la voie du neuvième cercle ; même pour mériter Aoni. Le Sven, calmement, attendait la mort.
Plusieurs poutres cédèrent en même temps, et une avalanche d’éboulis se déversa sur les occupants de la grande salle. La plupart des troglodytes furent engloutis par le torrent de roc et de boue. Stanley parvint à gagner l’abri formé par une énorme dalle de béton dont une des extrémités reposait sur le sommet de l’autel de pierre. Grâce à ce toit épais, il était protégé de la pluie de gravats. Il aperçut, à quelques pas de lui, le corps puissant de Yuri qui luttait contre la marée de pierrailles. Le colosse semblait invulnérable aux blocs de béton qui s’abattaient sur ses épaules et déchiraient sa chair. Longtemps il défia les flots pesants et grisâtres, écartant les déferlantes de roc de ses bras musculeux. Puis il hurla quelques mots en orusien et sombra.
Le déluge avait pris fin. Stanley rampa pour s’extirper de son refuge. Tout près de lui, une lueur irréelle jaillissait des décombres. La tête de Yuri, broyée sous une poutrelle de métal, affleurait la surface de l’océan poussiéreux. A son oreille luisait le septième cercle. Le Sven tendit la main, la lumière vivante glissa sur le cristacier et alla rejoindre les six autres. Stanley songea aux dernières paroles du géant :
« Va au plus fort de la guerre. »
Il était temps pour lui de retourner vers l’air libre et la folie des hommes.
Naleb Oljinn reçut son émissaire dans un bureau somptueux aménagé dans une des plus vastes pièces de l’immeuble utilisé par le conseil suprême. Le petit homme eut un rictus d’agacement en voyant ce guerrier en armure, sale, vaguement drapé dans un morceau d’étoffe crasseuse, marcher sur des tapis tissés par les meilleurs artisans de Pazad-Lühn.
Où a-t-il trouvé ce chiffon ? Songeait l’Orusien. Au mieux dans une poubelle de la cité interdite…
En fait, Naleb Oljinn était assez près de la vérité ; Stanley avait ramassé une vieille pièce de tissu dans un des marchés abandonnés de Morg-Tarok pour dissimuler les anneaux argentés qui éclairaient sa cuirasse.
Le chancelier éprouva rapidement de meilleurs sentiments à l’égard de son visiteur : après tout, c’était lui qui avait obtenu le ralliement des Harriks à la coalition. Naleb Oljinn en avait retiré un bénéfice immense. Il était désormais le membre le plus influent du conseil suprême ; et il espérait bien en devenir le seul maître…
Il désigna à Stanley, un peu à contrecœur en imaginant les conséquences du contact de l’étoffe souillée contre le capitonnage de soie, un superbe fauteuil en bois bleu de Zagrid.
— Asseyez-vous, je vous en prie… Vous vous êtes parfaitement acquitté de cette difficile mission dans les terres noires. Je vous félicite. Je suppose que vous venez chercher une récompense amplement méritée. Je crois qu’une somme de…
— Je ne veux pas d’argent. Je désire simplement que vous m’informiez de la situation actuelle du conflit. Très précisément.
Naleb Oljinn se sentait capable de faire croire n’importe quoi à n’importe qui pour dissimuler des renseignements qu’il jugeait primordiaux. Mais il savait que son interlocuteur n’était pas n’importe qui. Et il avait l’impression que le regard glacé du Sven pouvait lire ses pensées les plus secrètes. Il choisit donc de révéler à son visiteur ce qu’il réclamait ; même s’il était sûr que tout ne serait pas agréable à entendre pour lui…
— Cette guerre est devenue… enfin disons que c’est une guerre totale. Oui, une guerre totale.
— Expliquez-vous…
— Eh bien, en un mois, plus de soixante-cinq mille vaisseaux spatiaux ont été détruits. Et il y a eu… beaucoup de morts…
— Les morts et les vaisseaux détruits me semblent inévitables dans un conflit. Cela ne me dit pas pourquoi vous le qualifiez de guerre totale.
— Nous avons perdu la quasi-totalité de notre flotte de guerre. Heureusement, il nous reste les navires cosmiques civils ; certains peuvent être armés. Les Thorgs ne sont pas mieux lotis, et…
— Epargnez-moi vos digressions. Quel est le bilan actuel ? Le bilan pour l’humanité…
— Pour être exact… plusieurs milliards de morts ; pas loin d’une centaine, en réalité…
— En un mois !
— Oui… C’est-à-dire que certaines planètes ont souffert particulièrement…
— Lesquelles ? Dites-moi lesquelles.
— Il y a eu d’abord Marid-Dorth… Nous l’avons prise aux Thorgs, puis notre flotte de soutien a été vaincue, et je viens d’apprendre que la garde impériale l’a reconquise. Bien sûr, entre-temps, il s’est produit des pillages, des massacres ; surtout du fait de nos propres mercenaires, d’ailleurs. L’inconvénient avec les barbares, c’est que…
— Ça n’explique toujours pas cent milliards de victimes.
— A Marid-Dorth, les hostilités ont été menées de manière tout à fait… conventionnelle. Mais ça n’a pas été le cas partout ailleurs.
— Vous voulez dire que vous avez utilisé des armes nucléaires sur des planètes habitables…
— Eh bien oui… Mais nous n’avons pas commencé ! C’est Daraugas qui s’en est servi le premier, pour anéantir les forges de cristacier de Mingol et Rinaël.
— Combien de planètes ? Sur combien de planètes avez-vous ainsi détruit la vie ?
— La plupart des mondes possédant des mines de Gaïnkish ou des gisements de métaux rares pour la fabrication du cristacier ont été assez durement touchés…
— Qu’essayez-vous de me faire avaler avec vos atermoiements et vos euphémismes ? Qu’est-ce que ça signifie pour vous, dans votre bureau, un monde assez durement touché ?
Stanley s’était levé de son fauteuil et sa voix était devenue plus forte, dure, glacée. Naleb Oljinn ressentit un inexplicable malaise devant le Sven, mais il n’était pas sorti du Favel-Tarok pour finalement réussir à diriger presque entièrement une moitié de l’humanité en cédant à la peur. La guerre lui avait déplu tout d’abord, parce qu’elle était une chose capricieuse, difficile à comprendre et à contrôler. Mais il s’était pris au jeu, il avait relevé le défi. Il savait que désormais se déroulait une partie d’échecs cosmique, que Daraugas III était un des participants et que celui qui était assis en face, c’était lui, Naleb Oljinn. Le reste de l’univers formait les pièces et n’avait pas d’importance ; seule la victoire comptait.
Le petit chancelier abandonna son ton cauteleux et répliqua sèchement, avec une sorte de jouissance :
— Je vais vous dire ce que ça signifie exactement. Rinaël est un désert ; un désert radioactif. Il n’y a même pas eu de bataille à sa surface. Une flottille thorg a utilisé toute sa puissance de feu pendant une heure, c’est tout. Les Mingols ont eu moins de chance. Ils ont eu le temps d’assister à leur propre anéantissement, pendant une semaine… Des centaines de batailles ont embrasé la planète sept jours durant, avec des robots de combat géants, des canons à particules, des missiles thermonucléaires. Et au matin du septième jour, tout était fini : ni vainqueur, ni vaincu. La partie était pat, sur un échiquier de cendres. Faminor a connu une deuxième fois l’Apocalypse ; les Thorgs ne pourront plus s’y ravitailler en cristacier bleu… Et nous avons ravagé Igri-Tündul pendant que la flotte impériale faisait subir le même sort à Sidarth-Rondaïl.
— Ces planètes appartiennent aux royaumes de Faber. Les Fabériens ne sont pas en guerre…
— En guerre ou non, le conseil suprême n’a pas voulu courir le risque que les gisements de Narok d’Igri-Tündul tombent aux mains de l’ennemi. Et Daraugas III a fait le même raisonnement avec les réserves de Gaïnkishs taillés de Sidarth-Rondaïl. Quant aux Fabériens… Voilà dix jours que les Thorgs ont livré en pâture à leurs mercenaires uktuhls Urud-Laïn et toute la planète Faber. En fait, les sept royaumes sont devenus un parc d’attractions pour les barbares de l’univers. Nous avons envoyé les nôtres s’y distraire, eux aussi, avant le choc final. Voyez comme les choses sont bien faites : sept royaumes ; un pour chaque meute… Uktuhls, Sarkoïs, Oglouks d’un côté ; Balroogs, Krüses, Moog-Saïs et Harriks de l’autre… Il ne doit plus rester grand-chose des cités de lumière, à présent…
Stanley se rassit. Les forces manquaient à ses jambes pour le soutenir. Ainsi, les vieilles prophéties s’avéraient exactes : la troisième guerre cosmique était bien celle de la fin de l’univers des hommes. Pendant cent mille ans, on s’était moqué de Yuri, le prêcheur fou. Et au moment où un peuple oublié avait cru à son cauchemar, ce cauchemar était devenu réalité. Le Sven demanda faiblement :
— Vous m’avez tout dit ?
— Non. Pas encore. Toutes les planètes présentant un intérêt stratégique pour l’un ou l’autre camp sont désormais brûlées, atomisées, vitrifiées…
« Il n’y a guère que les colonies à peuplement et développement faibles et les vieux mondes trop bien protégés par des satellites robots et des astronefs de combat qui ont échappé à l’holocauste. Les planètes des Thorgs, des Kalindos, des Kendars, des Sashivas, des Maraquendis et bien entendu Orus sont intactes ; pour le moment… Ah, j’ai gardé pour la fin ce qui devrait vous intéresser le plus. Un peuple soumis à Daraugas a cru pouvoir profiter de la guerre pour échapper à son joug. Il s’est révolté. L’empereur a envoyé contre lui une armée robot, avec une programmation spéciale ; une programmation génocide…
— Quel est… quel est ce peuple ?
— Les Svens. A l’heure actuelle, vous êtes vraisemblablement le dernier représentant de votre race.
Stanley sentit vibrer en lui une pulsion qu’il croyait avoir définitivement chassée. A nouveau, il éprouvait le désir de tuer.
— Vous avez parlé tout à l’heure d’un choc final. Qu’en est-il exactement ?
— D’après mes renseignements, Daraugas III va tenter d’isoler les principautés sashivas des seigneuries orusiennes. Pour cela, il lui faut établir une base militaire sur une planète qui occupe une position très importante, à l’extrémité de l’enclave que forme l’ex-royaume de Sharangir entre nos alliés et nous. Vous la connaissez peut-être, elle est toute proche d’Igri-Tündul…
— Magarth-Sikh…
— Oui, Magarth-Sikh. Nous allons jeter toutes nos forces dans la bataille pour essayer de saigner Daraugas à blanc. L’affrontement sera décisif.
— Je pense que je peux vous demander une faveur…
— Allez-y. Je suis votre débiteur.
Naleb Oljinn sourit. Le chancelier était persuadé de bien connaître toutes les faiblesses humaines et croyait également que tout un chacun avait les siennes. Il était satisfait de constater que le grand Sven au regard de glace ne faisait pas exception à la règle. Mais il ne s’attendait pas à la requête que formula Stanley :
— Je veux qu’on m’envoie là-bas.
— Là-bas ?
— Sur Magarth-Sikh ; pour me battre aux côtés des Moog-Saïs d’Elaïn. Je veux aller au plus fort de la guerre…
Stanley entendit à peine Naleb Oljinn balbutier son accord. Il songeait aux paroles des Naa-Gundis, ces paroles transmises par les légendes kreels pendant cent mille ans. Il savait qu’il avait presque accompli la prophétie des pèlerins, qu’il avait par la neuvième grande épée vaincu sept des huit autres, rassemblé sept lueurs d’argent et connu sept fois la lumière de Jaambé. Il savait qu’il avait retrouvé une âme humaine dans le neuvième lieu de Faya Nubangui, la ville bâtie en neuf siècles, grâce au chant d’Aoni, son amour. Il savait que la neuvième époque du monde viendrait bientôt, après l’Apocalypse. Et il était maître du huitième cercle. Il avait mené à bien sa quête dans quatre des Naa-Sakis, Orus, Karanosh, la planète des Harriks, et l’endroit qui n’existe nulle part, le néant, l’hyperespace. Il allait se rendre sur le dernier des lieux sacrés, Magarth-Sikh ; là, il devait trouver les ultimes éléments du puzzle.
Stanley comprit que, sur ce monde désolé que la guerre transformerait bientôt en enfer, il atteindrait peut-être, au même instant que la fin de son épreuve, la fin de sa vie.